Jordi Inglada
24 Dec 2014

Les hommes occupés

Un commentaire à mon billet sur le travail disait :

"Le travail c'est la dignité de l'homme, oui. Parce que travailler c'est apporter à la communauté son œuvre, son intelligence dans le savoir-faire, ce qu'on appelle, ou qu'on appelait, l'”art”. Chacun est en possession d'un trésor personnel à donner à la société."

Je pense comprendre le sens du commentaire, mais je ne partage pas l'idée que la dignité de l'individu dépende du travail qu'il entreprend ou de sa contribution à la société. Qu'en est-il du chômeur, du chasseur-cueilleur, du retraité ?

Ce point de vue constitue un vrai problème dans nos sociétés supposées méritocratiques, où la valeur de l'individu est directement corrélée à sa réussite professionnelle. En fait, comme le dit Alain de Botton dans un TED Talk, on est dans une société de snobs :

Qu'est ce qu'un snob ? Un snob est une personne qui prend une petite partie de vous, et qui s'en sert pour établir une vision générale de qui vous êtes. Ceci est du snobisme.

Et le type de snobisme le plus commun qui existe aujourd'hui est le snobisme au niveau professionnel. On le rencontre après seulement quelques minutes à une fête, quand on vous pose cette célèbre question du 21e siècle, «  Qu'est ce que vous faites ?  » Et selon votre réponse à cette question, les gens sont soit heureux de vous rencontrer, ou ils regardent leurs montres et s'excusent.

L'opposé d'un snob c'est votre mère. Pas nécessairement votre mère, ni la mienne. Mais, en fait, la mère idéale. Quelqu'un qui ne se préoccupe pas de vos accomplissements.

De Botton fait bien de préciser qu'il parle d'une mère idéale, car la plupart des mères1 sont tombées aussi dans le piège de l'anxiété de statut et élaborent des plans de carrière pour leurs rejetons dès leur plus tendre enfance, souvent sans prendre la peine de leur demander leur avis.

Cependant Alain de Botton a tort quand il dit qu'il s'agit d'un phénomène récent. En effet, pendant ma tentative de manger tout le paquet de madeleines, quand je terminais Sodome et Gomorrhe, j'ai trouvé ça :

"… On voit bien qu'il faut que vous n'ayez rien à faire", ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute parlait-il ainsi par mécontentement de ne pas être invité, et aussi à cause de la satisfaction qu'ont les "hommes occupés" – fût-ce par le travail le plus sot – "de ne pas avoir le temps" de faire ce que vous faites.

Certes il est légitime que l'homme qui rédige des rapports2, aligne des chiffres3, répond à des lettres d'affaires4, suit les cours de la Bourse5, éprouve quand il vous dit en ricanant : "C'est bon pour vous qui n'avez rien à faire", un agréable sentiment de supériorité. Mais celle-ci s'affirmerait tout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville l'homme occupé le fait aussi), si votre divertissement était d'écrire Hamlet ou seulement de le lire. En quoi les hommes occupés manquent de réflexion. Car la culture désintéressée qui leur paraît comique passe-temps d'oisifs quand ils la surprennent au moment qu'on la pratique, ils devraient songer que c'est la même qui dans leur propre métier met hors de pair des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs magistrats ou administrateurs qu'eux, mais devant l'avancement rapide desquels ils s'inclinent en disant : "Il paraît que c'est un grand lettré, un individu tout à fait distingué".

Footnotes:

1

Et des pères aussi, mais ça ne surprendra personne, car il est connu de tout le monde que seulement les mères se préoccupent du bien être des enfants ! C'est biologique, il paraît.

2

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3

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4

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5

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