Qu'est-ce que le travail ?
Telle est la question que Russell se pose dans les premières pages de "Éloge de l'oisiveté"1. Il y répond à la manière d'un logicien, de façon concise, mais précise et complète :
Il existe deux types de travail : le premier consiste à déplacer une certaine quantité de matière se trouvant à la surface de la terre, ou dans le sol même ; le second, à dire à quelqu'un d'autre de le faire. Le premier type de travail est désagréable et mal payé ; le second est agréable et très bien payé. Le second type de travail peut s'étendre de façon illimitée : il y a non seulement ceux qui donnent des ordres, mais aussi ceux qui donnent des conseils sur le genre d'ordres à donner. Normalement, deux sortes de conseils sont données simultanément par deux groupes organisés : c'est ce qu'on appelle la politique. Il n'est pas nécessaire pour accomplir ce type de travail de posséder des connaissances dans le domaine où l'on dispense des conseils : ce qu'il faut par contre, c'est maîtriser l'art de persuader par la parole et par l'écrit, c'est-à-dire l'art de la publicité.
Voilà en quelques lignes une critique, avec une bonne dose d'ironie, de l'absurdité du travail pour le travail, des théories politiques (marxistes ou capitalistes) sous-jacentes, de l'inutilité de certaines couches hiérarchiques qui rappelle le Principe de Peter.
Mais Russell nous aide aussi à comprendre ce qui pousse les humains à accepter ce jeu sans beaucoup de sens. Il le fait avec empathie pour les exploités manipulés (les pauvres dans ses termes) et les exploités passionnés (par exemple scientifiques et ingénieurs) :
Le fait est que l'activité qui consiste à déplacer de la matière, si elle est, jusqu'à un certain point, nécessaire à notre existence, n'est certainement pas l'une des fins de la vie humaine. Si c'était le cas, nous devrions penser que n'importe quel terrassier est supérieur à Shakespeare. Deux facteurs nous ont induits en erreur à cet égard. L'un, c'est qu'il faut bien faire en sorte que les pauvres soient contents de leur sort, ce qui a conduit les riches, durant des millénaires, à prêcher la dignité du travail, tout en prenant bien soin eux-mêmes de manquer à ce noble idéal. L'autre est le plaisir nouveau que procure la mécanique en nous permettant d'effectuer à la surface de la terre des transformations d'une étonnante ingéniosité.
Russell critique aussi le culte de l'efficacité qui nous mène à justifier une unique facette de l'activité économique générée par le travail :
Autrefois, les gens étaient capables d'une gaieté et d'un esprit ludique qui ont été plus ou moins inhibés par le culte de l'efficacité. L'homme moderne pense que toute activité doit servir à autre chose, qu'aucune activité ne doit être une fin en soi. Les gens sérieux, par exemple, condamnent continuellement l'habitude d'aller au cinéma, et nous disent que c'est une habitude qui pousse les jeunes au crime.
Par contre, tout le travail que demande la production cinématographique est respectable, parce qu'il génère des bénéfices financiers. L'idée que les activités désirables sont celles qui engendrent des profits a tout mis à l'envers. Le boucher, qui vous fournit en viande, et le boulanger, qui vous fournit en pain, sont dignes d'estime parce qu'ils gagnent de l'argent ; mais vous, quand vous savourez la nourriture qu'ils vous ont fournie, vous n'êtes que frivole, à moins que vous ne mangiez dans l'unique but de reprendre des forces avant de vous remettre au travail. De façon générale, on estime que gagner de l'argent, c'est bien, mais que le dépenser, c'est mal.
Pour actualiser ces propos2, on pourrait remplacer cinéma par jeux vidéo ou réseaux sociaux, mais la schizophrénie reste la même.
Bon, tout ça est très bien, mais vous avez déjà perdu pas mal de temps à lire ceci (et moi à l'écrire). Allez, au boulot !
Footnotes:
La première édition de Éloge de l'oisiveté a paru en 1932.